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histoire des sciences et des milieux scientifiques - publications sur Frédéric Joliot-Curie

"Science pure et désintéressée", "sortir de sa tour d'ivoire"

Publié le 2 Février 2015 par Michel Pinault

Quand on parle de la science et des scientifiques, des expressions "toutes faites", semblant "venir de nulle part", sont souvent utilisées, comme la notion de "science pure et désintéressée" ou comme la formule "sortir de sa tour d'ivoire". L'origine historique de ces expressions et la généalogie de leur signification constituent quelques-uns des propos développés dans l'ouvrage qui vient de paraître : Maurice Barrès et "la grande pitié des laboratoires de France" - Discours parlementaires pour une politique des recherches scientifiques en France (1919-1923), éditions de L'Harmattan, 330 p., 29 euros. Cet ouvrage aborde, entre autres sujets, l'étude du vocabulaire de la science, tel qu'il s'est formé et a évolué depuis qu'on en parle.

 

Pourquoi dit-on « s’enfermer dans sa tour d’ivoire » ?
ou bien, au contraire,
qu’il faut « sortir de sa tour d’ivoire » ?
[1]
Retour sur la vie scientifique dans les années 1920

Michel PINAULT

À la fin de la Première Guerre mondiale, une expression nouvelle eut tendance à envahir le discours des scientifiques ou sur les scientifiques. Il s’agit de l’expression « sortir de sa tour d’ivoire », expression devenue de nos jours y compris, éventuellement, pour y « rentrer », un pauvre cliché. Un cas de ce que Gérard Genette appellerait du « médialecte »[2].

Alors que son usage était encore rare avant la guerre, cette expression devint alors, en quelques mois, un lieu commun des conversations sur la science.

C’est peut-être le mathématicien Henri Poincaré (1854-1912) qui, le premier comme savant, l’a utilisée dans son ouvrage de grande vulgarisation sur La Valeur de la science, publié en 1911, pour décrire les critiques que les philosophes pouvaient porter contre les savants, critiques qu’il entendait récuser :

« Votre science est impeccable, faisait-il dire à ces philosophes, mais elle ne peut le rester qu’en s’enfermant dans une tour d’ivoire et en s’interdisant tout rapport avec le monde extérieur [3]».

Cette expression avait pu paraître étrange aux lecteurs du mathématicien philosophe car elle était d’une invention encore récente et ne s’était pas appliquée, jusque-là aux savants. La même année pourtant, Maurice Letulle (1853-1929), professeur d’anatomie-pathologie et membre de l’Académie de médecine, allait l’introduire dans son hommage à son collègue, le professeur Victor Cornil, mort en 1908, non sans utiliser des guillemets de précaution :

« À l’inverse d'un grand nombre d'hommes de science qui consacrent leur existence entière à la science pure et qui, se mettant égoïstement hors de l'humanité, s'enferment en quelque sorte dans "leur tour d'ivoire", Cornill, parce qu'il était médecin et que rien de la vie sociale ne lui restait étranger, crut de son devoir de descendre dans l'arène et de donner quelque chose de lui-même à la vie publique.[4] »

Les origines de l’expression

C’est en fait dans le monde littéraire que la formule avait fait son chemin depuis que Sainte-Beuve, vers 1837, l’avait inventée pour parler d'Alfred de Vigny : « … et Vigny, plus secret, comme en sa tour d'ivoire, avant midi, rentrait », écrivait Sainte-Beuve[5]. Il s’en était expliqué lors de l’élection de Vigny à l’Académie française en assurant que celui-ci était « allé jusqu'à penser (…) qu'il n'y avait de refuge assuré que dans le culte persévérant et le commerce solitaire de l'idéal. Longtemps il s'est donc tenu à part sur sa colline, et, comme je le lui disais un jour, il est rentré avant midi dans sa tour d'ivoire. [6]»

On s’accorde pour retenir que cette formule de « la tour d’ivoire », réinventée par Sainte-Beuve, trouvait son origine dans le Cantique des cantiques avant de devenir, au moyen âge, une des attributs de la Vierge Marie. Après Sainte-Beuve, on la rencontra chez d’autres romantiques, comme Gérard de Nerval, dans Sylvie :

« Il ne nous restait pour asile que cette tour d'ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule. À ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l'air pur des solitudes, nous buvions l'oubli dans la coupe d'or des légendes, nous étions ivres de poésie et d'amour. »[7]

Flaubert en faisait grand usage dans sa correspondance, dans ses lettres à Louise Colet, d’abord : « Il faut (…), indépendamment de l'humanité qui nous renie, vivre pour sa vocation, monter dans sa tour d'ivoire et là, comme une bayadère dans ses parfums, rester, seuls, dans nos rêves. » (24 avril 1852) ; « Montons au plus haut de notre tour d'ivoire, sur la dernière marche, le plus près du ciel. Il y fait froid quelquefois, n'est-ce pas ? Mais qu'importe ! On voit les étoiles briller clair, et l'on n'entend plus les dindons. » (22 novembre 1852) ; dans une lettre à la princesse Mathilde encore : « Plus que jamais, je sens le besoin de vivre dans un monde à part, en haut d’une tour d’ivoire, bien au-dessus de la fange où barbote le commun des hommes. » (6 septembre 1871).

On constate que le sens de l’expression s’était progressivement consolidé pour désigner la position d’isolement et de refuge adoptée par l’écrivain, l’artiste, le créateur, au-dessus - au-dessus, bien sûr !... - de la foule et de la contingence des jours. On peut même penser qu'à cette image de la tour a pu se mêler la figure de Montaigne, se réfugiant dans sa « librairie », au troisième étage d’une tour, où il lui plaisait « d’être un peu à l’écart, pour reculer de (lui) la presse » (Les Essais III, 2) et pouvoir se livrer à l’étude et à la méditation.

L’expression ne s’était pas pour autant diffusée sans aléas et, en 1897 encore, on s’interrogeait sur son origine et son sens. Le 10 décembre de cette année-là, un certain   « Charlec », abonné de L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, posait la question et ne recevait que quatre ans plus tard une réponse faisant référence à Sainte-Beuve et Vigny sans rien apporter concernant son rapport avec la science[8]. Un autre lecteur répondait, encore cinq ans plus tard, en signalant une utilisation récente de cette expression encore considérée comme peu claire par Pierre Loti dans la Revue des deux mondes : « Prise d’épouvante pour s’être trop avancée, la petite princesse blanche se retirait dans sa tour d’ivoire [9]». Et enfin, à la veille de la guerre, deux nouvelles interventions dans la même revue se contentaient de rappeler les sources bibliques puis littéraires de l’expression avant de résumer toutes les précédentes interventions sur le sujet, en parlant de « ce terme, si employé aujourd’hui…. »[10].

À la veille de la Première Guerre mondiale, la « tour d’ivoire » restait donc encore une curiosité du beau langage mais son sens ne variait pas, d’un auteur à l’autre, et conservait, dans les rares occurrences où il s'agissait de la science et du comportement des savants, la même signification que celle qui, esquissée par Sainte-Beuve, s’était diffusée dans les milieux littéraires dans la seconde moitié du XIXème siècle. Tout changea avec la guerre et, en partie, à cause de la guerre.

Après la Première Guerre mondiale

Avec la fin de la guerre et en liaison avec les réflexions de tous ordres qui se développaient sur la science, le rôle qu’elle avait joué dans le déroulement de la guerre - modernisation des armements, artillerie, blindés, guerre des gaz, aviation ou guerre sous-marine - et son rôle dans la société nouvelle, l’expression « sortir de la tour d’ivoire » connut brutalement une diffusion spectaculaire.

On remarque, sans doute parmi d’autres occurrences, que, dès 1916, l’astronome Charles Nordmann (1991-1940), chroniqueur scientifique de la Revue des Deux Mondes et inventeur associé à la directions des Inventions du ministère de la Guerre, écrivait, à propos de la mobilisation scientifique de guerre qu’« il faut que les prêtres de la science quittent eux aussi leur tour d’ivoire pour voler au tocsin [11]», tandis qu’en 1917 Émile Belot (1857-1944), un polytechnicien féru d’astronomie lui aussi, écrivait dans le Bulletin de la Société philomathique cette phrase : « Chaque science vit plus ou moins murée et étiolée dans sa tour d'ivoire où l'air pur du dehors a peine à pénétrer.[12] » et surtout qu’en 1918, le catalogue des éditions Payot présentait l’ouvrage d’Eugène Letailleur, pseudonyme Lysis, Pour renaître, avec les mêmes termes : « Lysis s’est donné pour but de montrer la puissance de la science quand elle sort de la tour d’ivoire du laboratoire ».

La meilleure preuve du succès et de l’efficacité de la formule nouvelle, c’est le fait que les hommes politiques s’en emparèrent. On en trouvait ainsi, dès 1919, une utilisation par le ministre du Commerce et de l’Industrie, Étienne Clémentel (1864-1936), dans un rapport au Parlement :

« Le savant, disait-il, doit sortir de sa tour d’ivoire et l’industriel s’élever au dessus des préoccupations immédiatement utilitaires (…). Les nécessités de la guerre ont mis en contact le savant et l’industriel ; désormais ils ne s’ignorent plus.[13] »

La même année, le sénateur Charles-Dupuy (1851-1923) s’exclamait, à la tribune qu’il ne fallait pas « que (la Sorbonne) s'en tienne à faire la science et à l'enseigner, il faut qu'elle l'applique ; il faut que la tour d'ivoire, que nous saluons bien bas, avec respect, avec admiration, avec reconnaissance, il faut que cette tour d'ivoire ouvre ses portes et ses fenêtres sur le dehors [14]».

Mais surtout, les scientifiques en firent à leur tour l’usage le plus débridé pour formuler en termes simples et imagés leur volonté de rompre avec leurs attitudes passées, bousculés qu’ils avaient été par les circonstances exceptionnelles auxquelles la guerre les avait confrontés[15].

C’est ainsi que le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences lui-même y sacrifia parmi les premiers :

« Le monde de 1920, disait-il en 1920, est bien différent de celui du début de 1914, et il est peu d'hommes de science qui soient aujourd'hui disposés à s'isoler dans une tour d'ivoire [16]».

Le philosophe Émile Boutroux (1845-1921), directeur depuis 1902 de la Fondation Thiers, était conduit, toujours en 1920, à conclure à propos des pensionnaires, beaucoup plus littéraires ou juristes que scientifiques d’ailleurs, à l'impossibilité à l'avenir pour eux « de s'isoler dans la tour d'ivoire. (...) Nos jeunes savants, ajoutait-il, s'appliquent à réaliser le rêve de Platon, qui voulait que les philosophes participassent au gouvernement de la République. [17]»

Emmanuel Fauré-Frémiet (1883-1971), un jeune biologiste très actif dans la dynamique d’ouverture de certains milieux scientifiques en direction de l’opinion publique, de la presse et de la sphère politique, qui s’exprimait au nom de la Confédération des sociétés scientifiques, donnait quelques détails aux lecteurs attentifs de la Revue scientifique :

« Que le libre essor (de la science) soit indispensable à l’épanouissement intellectuel d’un peuple, nul n’en saurait douter. Mais à côté de cette conception, les devoirs sociaux nous en imposent une autre aussi élevée sans doute. Nul n’a plus le droit de s’isoler dans sa tour d’ivoire car les ruines sont encore autour de nous. [18]»

L’ingénieur Auguste Rateau (1863-1930) lui-même, tout juste élu membre de la section des applications de la science à l’industrie de l’Académie n’hésitait pas à prendre appui sur l’idée sous-tendue par la belle formule, sans pourtant l’utiliser lui-même, pour la pousser à contre argument pour ainsi dire. C’était toujours dans la Revue scientifique, décidément le média idéal pour diffuser les idées nouvelles sur la science :

« C’est vers 1860, peut-être quelques années avant, que les savants français, influencés sans doute par les idées romantiques de l’époque, se sont en général désintéressés de l’industrie, ne voulant plus cultiver la science que pour la science. (…) Il ne viendrait à l’idée de personne de nier que les études désintéressées de science pure ne soient ce qu’il y a de plus élevé et de plus noble dans l’esprit humain. Mais les peuples ne vivent pas uniquement de science pure ; ils vivent d’industrie, d’agriculture et de commerce ; en aidant aux perfectionnements de l’industrie, en permettant à un peuple de soutenir la lutte contre ses rivaux, la science ne déchoit pas. (…) Alors que chez nous, la collaboration des hommes de science et des industriels avait à peu près cessé, alors que les premiers s’enfermaient dans leurs laboratoires, dédaigneux des applications possibles de leurs travaux et que nos industriels renonçaient à leur concours, les considérant "comme des êtres mystérieux, doux et innocents, vivant dans un rêve qu’ils n’avaient aucune raison de troubler" (Edmond Perrier, « La collaboration du savant et de l’industriel »), les Allemands, au contraire, entraient résolument dans la voie féconde que nous avions abandonnée.[19] »

Charles Moureu (1863-1929) enfin, académicien, professeur au Collège de France et  président de la Confédération des sociétés scientifiques françaises, disait à son tour :

« Avant la Guerre, nous vivions volontiers dans notre tour d’ivoire. (…) Nous avons compris que, dans les circonstances actuelles, nous étions seuls en mesure de venir au secours de la pensée française menacée. [20]»

Conclusion

À ce stade, la « tour d’ivoire » n’était plus une coquetterie de langage ou une curiosité intellectuelle. Elle était devenue un argument de communication - comme on ne disait pas encore, de polémique même, véritable repoussoir pour battre en brèche les réactions défensives des collègues ou les préjugés méfiants de l’opinion publique. Pour beaucoup de scientifiques agissant dans cet immédiat après-guerre et, singulièrement, pour leurs organisations professionnelles et les représentants de celles-ci, le mot d’ordre était donc désormais : « quittez votre tour d’ivoire ! ». C'est-à-dire « sortez des laboratoires ! »,  ou bien « associez la "science pure" et les applications de la science ! », ou « engagez-vous dans la vie sociale ! ».

Michel Pinault, 4 juin 2014

pinault.mjm@wanadoo.fr

[1] Ce texte est un extrait d’un travail en cours autour des discours sur la science et les scientifiques à la fin de la Première Guerre mondiale (à paraître). Prière de ne pas le citer sans l’accord de l’auteur.

[2] G. Genette, Bardadrac, Seuil, Paris, 2006.

[3] Henri Poincaré, La Valeur de la science, Flammarion, Paris, 1911.

[4] M. Letulle, « Le professeur Cornil », Revue scientifique, n° 2-49ème année, 14 janvier 1911.

[5] Sainte-Beuve. La première occurrence de ce passage aurait figuré dans une pièce en vers de 1837 adressée à M. Villemin avant qu’il fût repris dans « Pensée d’août », Poésies complètes, 1863, c II, p. 231.

[6] Sainte-Beuve, « Élection de Vigny à l'Académie française », Revue des deux mondes, 1er février 1846.

[7] G. de Nerval « Sylvie » (1853), dans Filles du feu.

[8] L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, n° 782, 10 décembre 1897, p. 725, et 22 mars 1901, p. 509 et 899.

[9] L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, n° 1118, 20 juillet 1906, p. 103. Pierre Loti Revue des deux mondes, 15 mai 1906, p. 279.

[10] L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, n° 1398, 30 avril 1914, p. 545 et 30 juin 1914, p. 869.

[11] C. Nordmann, « Le Ministère des Inventions », Revue des Deux Mondes, n°31-1916, p. 687-697, cité par David Aubin, « Le coup d’œil du scarabée : Charles Nordmann, ou pourquoi la guerre est l’affaire des savants », article à paraitre dans Catherine Goldstein et David Aubin (dir.), La Grande Guerre des mathématiciens français.

[12]É. Belot, « Le compartimentage de la science… », Bulletin de la Société philomathique, 20 février 1917. Voir Volny Fages, « Émile Belot (1857-1944) ou l’impossible cosmogonie scientifique », dans Savants et inventeurs entre la gloire et l'oubli, P. Bret et G. Pajonk (dir.), CTHS, Paris, 2014.

[13] É. Clémentel, « L’avènement administratif des technocrates et de la rationalisation », cité par Michel Letté, Documents pour l’histoire des techniques, n° 20, 2ème trim. 2011.

[14] Charles-Dupuy, débats au Sénat, 11 avril 1919.

[15] Bien sûr, tous les scientifiques n’adhérèrent pas à cette vision et certains considérèrent même que, la parenthèse refermée, ils allaient opérer un retour dans les laboratoires. C’est, à son corps défendant peut-être, ce courant que pouvait représenter C. Nordmann, le chroniqueur de la Revue des Deux Mondes, déjà cité, qui écrivait, toujours en usant de l’expression « tour d’ivoire » et même de celle de « tour d’ivoire de la science pure » : « Maintenant les hommes de sciences regagnent leur laboratoire familier. Ou du moins, car beaucoup d’entre eux ne l’avaient jamais quitté, ils s’apprêtent à refermer doucement la fenêtre qu’ils y avaient ouverte un moment et qui leur donnait vue sur le champ de bataille. Les tours d’ivoire de la science pure naguère dépeuplées, et abandonnées à leur solitude au milieu des nuages, voient revenir ceux qui les avaient désertées ». (C. Nordmann, « Au royaume de l’infiniment petit », Revue des Deux Mondes, n°54-1919, p. 214-225, cité par D. Aubin.)

[16] É. Picard, « Discours de clôture du président », le 30 septembre 1920, au Congrès international de mathématiciens, Strasbourg, dans Henri Villat, Comptes Rendus du Congrès International des Mathématiciens, Toulouse, Privat, 1921.

[17] É. Boutroux, Annuaire de la Fondation Thiers, 1920, p. 15. Voir P. Ory, « Le premier siècle de la Fondation Thiers », Annuaire de la Fondation Thiers, 1993.

[18] E. Fauré-Frémiet, « Le mouvement actuel pour la réorganisation des recherches scientifiques en France », Revue scientifique, n° 1-59ème année, 8 janvier 1921.

[19] A Rateau, « Les Applications de la science à l’industrie », Revue scientifique, n° 18-59ème année, 24 septembre 1921.

[20] H. Moureu, « Inauguration des Presses universitaires de France, 27 mai 1922 », Revue scientifique, p. 381-382.

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